Un pied de Dieu dans la porte, de Martin Steffens



Par Martin Steffens, philosophe, écrivain, et chroniqueur à La Croix et à La Vie. Ce texte est extrait de Et maintenant ? 7 vertus pour traverser la crise, Éditions de l’Emmanuel, février 2021. Dans ce texte, le philosophe et chroniqueur de La Croix et La Vie, fait un portrait détonant et stimulant de l’espérance chrétienne. Il évoque la crise de la Covid-19 qui a sévèrement rudoyé l’espérance de beaucoup à travers le monde. Le philosophe rappelle que l’espérance n’est pas l’espoir, car « elle commence précisément où celui-ci finit ». En cheminant dans les Écritures, en méditant aussi les événements de l’actualité, on réalise que « Dieu est pour nous un maître en espérance ». Désespérer ? C’est méconnaître Dieu. Car Dieu est un « cambrioleur » qui met malicieusement un pied dans notre porte pour nous rappeler la folie de son amour. 


L’espérance était en Dieu quand Il créait le monde. Il disait « oui », il disait « fiat » avant de savoir à quoi. De son « oui », plein et entier, de l’exultation de son « fiat », jaillissaient la lumière et les cieux, la terre et les mers, les oiseaux et les bestioles. De ce « oui » jaillissaient l’homme et la femme. Et leur difficile liberté.
Dans ce « oui », ample comme l’univers, grand comme l’écho des cathédrales, fort comme un alcool, fou comme la promesse qu’on s’aimera toujours, dans ce « Fiat » avec un « f » majuscule, dans ce « Oui » avec un « o » gigantiscule, était enveloppé, déjà, le refus des hommes, leurs bêtises, leur trahison et tout le reste qu’on voudrait oublier. Le « oui » créateur, confiant jusqu’à l’audace, embrassait la peur et le péché des hommes, et la mort qui s’ensuit, et les larmes des femmes sur les enfants innocents et celles, diluviennes, de Dieu sur le monde. Au premier jour, Dieu créait le monde sans savoir tout ce qu’Il faisait – mais disant, par avance, « oui » à tout, épousant sa création pour le meilleur et puis le pire.

Déséperer, c'est méconnaître Dieu
Aussi Dieu est-il pour nous un maître en espérance. En osant le monde, Dieu s’engageait bien au-delà de ce à quoi Il pensait s’engager. Comme des parents se promettent d’aimer toujours leur enfant, non parce qu’il est parfait, mais parce que c’est leur enfant, comme des parents s’engagent à aimer d’autant plus leur enfant qu’il ne sera pas toujours parfait, Dieu pressentait peut-être la possibilité du péché mais n’en fit pas une raison pour ne pas tenter l’aventure. Par-là, Dieu semblait nous faire cette promesse : le mal existe bel et bien, c’est vrai, mais le monde créé, signe de mon amour, est bien plus grand que lui – je ne vous y ai pas abandonné. Dieu savait notre peur de ce jour, et n’en avait pas peur. Cette crise que nous traversons est étonnante, imprévue, terrible – mais elle est enveloppée, depuis toujours, dans le « oui » premier. Elle est comme bordée par l’espérance de Dieu.
La désespérance, aujourd’hui comme rarement, comme jamais peut-être, nous guette. Or, si l’on y réfléchit, désespérer, qu’est-ce donc, sinon méconnaître Dieu ? C’est avoir oublié qu’il est espérance. C’est, sous le poids des choses quotidiennes, oublier le risque de Dieu, et que nous tenons de ce risque, que nous procédons de lui. C’est ignorer que Dieu, le premier, a fait preuve de l’audace qui, dans notre fatigue, vient à nous manquer. 
Qu’est-ce qu’espérer, sinon sentir comme cette audace porte le monde ? Espérer, c’est entendre l’audace créatrice frétiller dans les ailes du papillon qui paraît au grand jour, c’est reconnaître sa trace dans l’impulsion qui a porté le nouveau-né à la lumière comme dans celle qui, plus tard, nous a mis debout et a accompagné nos premiers pas. 
Espérer, c’est se rappeler qu’un jour, nous avons renoncé à nos appuis confortables et nous sommes mis à marcher. C’est savoir que ce jour est encore proche, qu’il nous enveloppe même, puisque, depuis, nous nous levons et marchons. 
Espérer, c’est habiter la victoire de l’être sur le néant dont nous sommes la preuve vivante. C’est s’imaginer l’audace qui accompagne la course folle du spermatozoïde vers l’ovule où nous établissions notre première demeure.

 

Dieu est un voleur, prévient Jésus
En cela, la Mère du Christ (aussi appelée « mère de tous les peuples ») est aussi notre Mère en espérance. Par son « oui » à l’ange, elle redouble le fiat créateur. Elle dit « oui » à la venue du Christ en un monde qui lui est devenu contraire – en ce monde où, comme aujourd’hui, tout se fait recensement (traçage), peur, contrôle. Elle aurait pu, avec ce mariage enfin contracté, se replier sur sa sphère privée et y vivre heureuse. Mais l’espérance, ce n’est pas seulement laisser Dieu agir dans notre vie. La formule est encore trop tiède. C’est l’y laisser surgir. C’est dire fiat, que cela soit, à sa folie. À quoi reconnaîtra-t on la venue de Dieu en notre vie ? Dieu est un voleur, prévient Jésus (cf. Mt 24, 42-50 ; mais aussi 1 Th 5, 2-3 ; Ap 3, 3). L’espérance, c’est n’avoir pas pris d’assurance contre ce genre de cambriolage.
Dieu est du peuple travailleur : il tient bon. Mais il est aussi un coquin – un cambrioleur. Il ne veut pas que nous mesurions notre propre vie à l’aune seulement de nos réussites.
L’espérance, c’est un pied dans une porte. C’est le pied de Dieu dans la porte de notre vie. On voudrait les avoir toutes fermées. On voudrait s’être fait un monde à soi, sans autre horizon que des projets à réaliser. Ces projets sont comme des murs avec des miroirs accrochés : on y mire la puissance qu’on a sur sa vie. On est content de se rencontrer dans ces miroirs. Un projet est une projection de soi dans le futur. Quand ça marche, on rencontre l’image qu’on avait projetée. Le « moi » qui fait des projets rencontre le « moi » espéré et aujourd’hui réalisé. Le « moi » admire le « moi ». Je suis devenu ce que j’avais prévu de devenir. Une vie réussie, de ce point de vue, c’est donc une vie sans rencontre – sans projectile. Une vie qui ne rencontre jamais que les projections de soi-même dans un temps écrit d’avance.
Mais ceci n’est que l’espoir – et l’espoir n’est jamais que le monde tel que je voudrais qu’il soit. L’espérance, au contraire, est un pied dans la porte. Le pied qui s’y glisse quand on allait la fermer afin d’être seul avec ses projets, avec les projections de soi. Elle est aussi, imprévue, le pied qui, d’un coup bien envoyé, fait sauter tous les verrous. L’espérance, c’est l’interdiction d’être seul avec soi-même. Et Dieu est un briseur d’idoles, qui fait voler en éclats ces reflets de nous-mêmes.
L’espérance n’est pas seulement l’audace de Dieu d’avoir créé le monde et d’y tenir bon. Si Dieu tient bon, c’est qu’il tient à ce monde. Il l’aime. Il ne le laissera pas s’abîmer en lui-même, se perdre dans les reflets que les miroirs, toujours plus nombreux, se renvoient indéfiniment. Dieu veut que ce monde lui revienne. Il en empêche toute clôture.
L’espérance, chez l’homme, c’est accueillir cette insistance de Dieu, sa résistance à nos petits projets.

Espérer dans ce monde révolu
L’homme fait des projets, l’homme se fait du souci. Dieu nous fait un avenir. L’espérance, c’est un pied dans la porte. C’est même l’écroulement des murs. Avec les miroirs dessus. 
Tu n’es pas ton échec. Tu n’es pas tes maladies. Tu n’es pas ces malentendus. Tu n’es pas l’échec de ce monde alentour ni son effondrement. Tu n’es pas ton chagrin d’amour car tu es plus que ce couple en miettes. Tu es comme Job, plus grand que son malheur, qui est pourtant immense (c’est cela que lui dit Dieu en lui dévoilant l’ampleur de la création). Tu es plus que l’épreuve actuelle et qu’il faudra traverser car tu tiens à un appel, et que cet appel provient, comme tout appel, d’un endroit qui se trouve au-devant de toi. Tu es ces pas que tu faisais quand, ton père ou ta mère t’appelant, tu lâchais les points d’appui et tentais, pour la première fois, de marcher, perte d’équilibre sur perte d’équilibre construisant une marche.
Ce qui est bien, avec la situation actuelle, c’est que nous sommes tous pauvres. Nous sommes tous tout nus, dépouillés, économiquement, socialement, spirituellement. Nous sommesredevenus mortels et, comme Adam après le péché, tous un peu couillons. Par-là, nous sommes tous configurés à l’espérance. Dieu n’est plus que jamais notre maître en espérance.
Qu’est-elle, finalement, cette espérance ? Elle est Dieu.