"Au dessus de ses forces", par Michel Cool



Par Michel Cool , éditeur, journaliste et écrivain.


Mes parents aimaient passer leurs vacances d’été en Normandie, et nous nous arrêtions toujours à Lisieux. Je me souviens : à la nuit tombante, nous gravissions la colline où s’élevait la basilique, blanche comme une falaise, pour assister au son et lumière sur la vie de sainte Thérèse. Ni le vent giflant mes joues, ni les applaudissements de la foule ne parvenaient à me distraire. Je me sentais concerné par la vie de cette jeune fille, morte à 24 ans. Son histoire était brève et triste. Mais elle déclenchait en moi une fontaine jaillissante d’allégresse, de jeunesse éternelle ; ce que je nommerai plus tard, l’espérance. 
 

Aimer au dessus de ses forces


« Toute mon espérance était dans le Bon Dieu seul », confie Thérèse dans son autobiographie spirituelle. Précocement, son regard enfantin a su reconnaître des signes de la présence du Ciel sur la terre. Les fleurs, les arbres, les oiseaux, toutes les œuvres de la Création exercent sur elle la même attirance que sur François d’Assise. La beauté de la nature lui révèle l’amour infiniment grand à l’origine de la biodiversité merveilleuse et vitale qui l’entoure. L’immensité du cosmos lui rappelle son infinie petitesse et les limites de sa personne. L’espérance de Thérèse s’appuie à la fois sur cette grandeur et cette insignifiance. La première nourrit son action de grâce pour l’œuvre généreuse du Créateur. La seconde l’invite à se blottir, comme le fils prodigue de la Parabole, dans les bras de la divine Providence, de ce Père du Ciel à la compassion désarmante. Ses fragilités et ses peurs fondent au soleil de l’Amour divin. Thérèse est avide de le voir en toutes choses : un épisode de son enfance témoigne de son don. Un soir, contemplant plus que d’habitude les étoiles dans le ciel, elle remarqua qu’elles formaient la lettre T. Le « T » majuscule de son prénom. Toute sa vie, Thérèse décrypta les traces de cet Amour qui « brûle tout » et lui procurait la force de traverser ses imperfections et ses étroitesses. La traversée de l’espérance. 

Paradoxalement, elle trouva dans son propre néant les raisons d’aimer cet Amour immérité qui la faisait mûrir souvent à son insu. L’espérance consistait pour Thérèse à consentir à aimer au-dessus de ses forces, pour complaire à Jésus qui la comblait, pensait-elle, immodérément de ses grâces. Se savoir aimée à ce point lui a donné la force d’aimer ce qui ne lui était pas aimable. C’est littéralement portée par l’amour de Jésus, dont elle se sentait indigne, qu’elle s’est convertie à l’amour de chacun. Elle n’y serait jamais parvenue par sa seule force. Sa prouesse fut de s’abandonner sciemment à la Miséricorde ; d’accepter de bon cœur d’aimer au-dessus de ses forces. Thérèse était aimantée par une lumière intérieure qui lui a fait accomplir des pas de géant dans l’exigüité de son carmel. Il lui arrivait de faillir, mais l’important était qu’elle avait essayé d’aimer. Après une épuisante et longue agonie, elle trouva encore l’élan pour dire cette flamme qui la brûlait : « Mon Dieu… je vous aime » furent ses dernières paroles avant d’entrer pour toujours dans la Vie qu’elle avait tant espérée. 

Vivre au-dessus de ses forces

« Pour t’aimer sur la terre, je n’ai rien qu’aujourd’hui. » Ce verset d’une poésie de Thérèse résume bien sa règle de vie : chaque heure qui passe est une occasion – à ne pas manquer – d’aimer Dieu et donc son prochain. Quand on vit comme elle, constamment sous le regard de l’Amour, on ne peut pas gaspiller une seconde de cette vie passagère : « Aimer c’est tout donner et se donner soi-même. » Voilà son espérance jusqu’à la fin de ses jours ! Elle l’a vécue sous le mode de l’urgence, car « ma vie, disait-elle, n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit ».

Espérer, c’est évangéliser le style et le débit de chacune de nos vies. Les poésies de Thérèse sont des hymnes à l’amour, à l’amitié qui tintent de son espérance empressée. Elles sont maintenant chantées, entre autres, par Natasha Saint-Pier et Grégory Turpin. La petite carmélite pensait vraiment que vivre heureux nécessitait de vivre caché ; aurait-elle pu imaginer qu’un jour des artistes s’empareraient de ses rimes pour les interpréter sur des plateaux de télévision ? Certainement pas. Mais c’est tant mieux ! Car grâce à la chanson, sa petite philosophie de la vie, sa « petite voie » peut être communiquée à de vastes publics qui sinon n’en auraient jamais entendu parler.

Quand Thérèse traversa une nuit de la foi, elle rendit grâce d’avoir pu ainsi, selon sa formule, « s’asseoir à la table des pécheurs », c’est-à-dire, expérimenter par elle-même l’incroyance et prier en solidarité avec les athées. L’espérance de Thérèse la conforte à passer des gouffres et à connaître des empathies qu’elle n’aurait pu concevoir. L’espérance n’est pas tranquille. Mais elle déleste notre pèlerinage sur la terre. 

La philosophie thérésienne de la vie est extraordinaire : conçue pour vivre cachée et oubliée au fond d’un couvent, elle sert désormais de phare spirituel à des foules bigarrées, croyantes ou en recherche. Toutes ces personnes ont trouvé dans la vie et les écrits de Thérèse un indice de première main pour se rapprocher du trésor qu’ils chassent : il leur indique que c’est en laissant la Miséricorde et la confiance prendre le contrôle de leur nacelle, qu’elles pourront vivre au-dessus de leurs forces et même s’envoler plus haut qu’elles n’auraient jamais pu l’imaginer. Elles pourront goûter en ce monde un avant-goût du Ciel et, comme Thérèse, dire : « Ma folie à moi, c’est d’espérer ».


Croire au-dessus de ses forces


La vie de la petite dernière de la famille Martin ne fut pas que parsemée de roses. Les ronces ont jonché sa route. Orpheline de mère à l’âge de 4 ans, son affectivité fut blessée ensuite par les départs au carmel de ses deux sœurs ainées, ses mamans de substitution. Enfant hypersensible, pleurant pour un rien, Thérèse est un petit oiseau fragile. Son protecteur, son « roi », c’est Louis, son père chéri. Devenue carmélite, elle assista, impuissante derrière les grilles de la clôture, à sa déchéance physique et psychologique, puis à sa mort. « La vie est une longue suite d’épreuves et de séparations », constatet-elle. Comment garder l’espérance dans cet enchaînement de tragédies et de souffrances qui déchirent nos vies ? Le secret de l’espérance pour Thérèse est de croire à cent pour cent aux promesses de Dieu. Il tient toujours sa parole. L’antidote au doute : lire et méditer les Écritures, l’histoire du peuple de Dieu, les psaumes. Dans cette histoire sainte, l’amour de Dieu non seulement comble le désir des hommes, mais il fait des miracles. Thérèse en fut témoin dans sa propre vie. Son désir d’entrer au carmel à 15 ans était contrecarré par les règlements en vigueur dans l’Église. Même devant le Pape qu’elle va voir à Rome et supplie à genoux, elle n’obtient pas gain de cause. C’est l’échec. « Mieux vaut recourir au Seigneur, que de compter sur un homme », dit un psaume (Ps 18, 8). Thérèse redouble de prière et s’abandonne à la Miséricorde. Elle sera entendue et entra à 15 ans au carmel. Les échecs dans le monde ouvrent des portes dans le Ciel. L’espérance de Thérèse c’est de rester humble : en se faisant toute petite, « la plus petite de toutes les âmes », Dieu lui a permis de croire au-dessus de ses forces. 

En haut du portail de la basilique de Lisieux, une inscription évangélique est gravée : « Car quiconque s’élève sera abaissé et quiconque s’humilie sera exalté » (Lc 14, 11). L’humilité thérésienne est une porte d’entrée dans l’espérance chrétienne. 

Transfigurée par l'amour


Repensant aux sons et lumières de mon enfance, je les relie aujourd’hui à l’épisode de la Transfiguration du Christ, relaté par les évangiles synoptiques. En effet, ces spectacles pyrotechniques exaltaient l’histoire d’une jeune fille qui avait été transfigurée par un amour sans commune mesure. 
Le théologien Bruno Chenu comparait la scène évangélique de la Transfiguration à un son et lumière grandiose. En effet, l’éblouissement du Christ s’accompagne de ce commentaire du Père proclamant d’une voix sonore : « Celui-ci est mon fils bien aimé ». Jésus est transfiguré par l’Amour. Cette nouvelle épiphanie nous informe que la transfiguration est aussi notre destinée : au terme de notre vie terrestre, nous vivrons translucides dans la lumière de l’Amour. 
Thérèse vécut dans l’impatience de sa transfiguration. Son impatience fut son espérance. Tellement, qu’elle fut transfigurée de son vivant.